lundi 5 janvier 2009

Les Nalistanaises

A partir de maintenant ce sera moi qui décrirai les pays. Et toi, dans tes voyages, tu vérifieras si ils existent. Mais les villes que le Pénitent visitait étaient toujours différentes de celles que l'empereur imaginait. Et pourtant, j'ai bien construit en esprit un modèle de ville à partir duquel déduire toutes les villes possibles. Il contient tout ce qui répond à la norme. Comme les villes qui existent s'éloignent à des degrés divers de la norme, il me suffit de prévoir les exceptions à la norme et d'en calculer les combinaisons les plus probables. Moi aussi j'ai pensé à un modèle de ville duquel je déduis toutes les autres, soupira ArnO. C'est une nation qui n'est faite que d'exceptions, d'impossibilités, de contradictions, d'incongruités, de contre-sens. Si une province ainsi faite est tout ce qu'il y a de plus improbable, en abaissant le nombre des éléments anormaux la probabilité grandit que ce lieu existe véritablement. Par conséquent, il suffit que je soustraie de mon modèle des exceptions, et de quelque manière que je procède j'arriverai devant l'une des contrées qui, quoique toujours par exception, existent. Mais je ne peux pas pousser mon opération plus loin qu'une certaine limite: j'obtiendrais des peuples trop vraisemblables pour être vraies.
C’est ainsi qu’égaré loin de la Tatianide et ses steppes dures et arides, laissant dans mon dos la seule ville où j’avais eu mon foyer, je traversais des plaines inhospitalières. La ville frontière de Grôssmordôm, qui signifiait dans le vieux langage des Orques de Barbarie « la ville du Grand Festin », me vit entrer en Pémagnie, puis chassé par les femelles adoratrices de la déesse –serpentine Hâ-dî-Nâh, j’arrivais en lambeaux aux confins des Terres-Sanglantes de Capulie. A dos d’éléphant je finis par gagner le Mont Ubris point culminant de la Besombie, comme jadis Hannibal dans les Alpes. Puis, enfin après mille perigrinations je finis par atteindre ce pays d’or et de miel, que les anciens ont nommé El Dorado, ou Argolide. Le peuple de femmes qui y vivait n’avait rien des farouches amazones mais bien au contraire dispensaient autour d’elles et entre elles douceur, amour et joie de vivre. Alexandre le Grand qui fut le seul homme avant moi à y porter ses pas et son regard l’avait baptisé le Nalistan et sa capitale légendaire Evanonochia. Ici pour la première fois il aima une femme, ici pour la première fois il hésita à arrêter sa course. La légende prétend que le présage d’un yéti ayant regagné sa caverne en plein printemps lui fit croire les augures et la nécessité de quitter ce havre de grâce pour la folie d’un départ vers les Indes. Fatal, présage, dernier voyage.
A l’abri du monde merveilleux et magique où habitent les Nalistanaises, les girafes à couflets et les agneaux ventoliniques, l’esprit prend sa revanche sur la réalité hostile et redécouvre le monde et la vie derrière le paravent sécurisant de l’art et de la poésie.
Sans motifs apparents, tout à coup une Nalistanaise se met à pleurer, soit qu’elle voie trembler une feuille ou tomber une poussière, ou une feuille en sa mémoire tomber, frôlant d’autres souvenirs divers, lointains, soit encore que son destin d’être, en elle apparaissant, la fasse souffrir.
Personne ne demande d’explications. On comprend et par sympathie on se détourne d’elle pour qu’elle soit à son aise.
Mais, saisis souvent par une sorte de décristallisation collective, des groupes de Nalistanaises, si la chose se passe au thé, se mettent à pleurer silencieusement, les larmes brouillent les regards, la salle et les tables disparaissent à leur vue. Les conversations restent suspendues sans personne pour les mener à terme. Une espèce de dégel intérieur, accompagné de frissons, les occupe toutes. Mais avec paix. Car ce qu’elles sentent est un effritement général du monde sans limites, et non de leur simple personne ou de leur passé, et contre quoi rien, rien ne se peut faire.
On entre, il est bon qu’on entre ainsi parfois dans le Grand Courant, le Courant vaste et désolant.
Tels sont les Nalistanaises, mi granit, mi lave, mi Samnites, mi slaves, sans antennes, mais au fond mouvant.
Puis, la chose passée, elles reprennent, quoique mollement, leurs conversations, et sans jamais une allusion à l’envahissement subi.

1 commentaire:

  1. Viotre écriture est très forte, magnifique utopie menacée d' une ombre, si proche de certaines scènes fugitives auxquelles on assiste au quotidien.

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