jeudi 1 janvier 2009

L'amour selon Schopenhauer

Schopenhauer où comment détruire l’Amour pour ne pas être détruit par lui.

L’Amour revient en philosophie :
Alors que dans la philosophie hellénistique l’Amour occupe une place centrale, il va disparaître durant une longue période sous l’influence du judéo-christianisme. Dieu seul devient sujet et digne d’un amour véritable. Le refus du corps qui apporte par le vice qui lui est inhérent la damnation de l’âme, relègue l’amour physique au rang de tentation démoniaque où dans le cadre exclusif du mariage un moyen utilitariste de perpétuer l’espèce.
Les philosophe, penseur, se détourne du thème en tant que tel, celui si étant même une pièce à charge contre le corps corrupteur.
C’est Schopenhauer qui va le remettre sur le métier philosophique. Alors qu’il voue une haine sans borne aux religions dont il pense qu’ « elles sont comme les vers luisants : pour briller, il leur faut de l'obscurité », au lieu de réhabiliter l’amour païen il va tout au contraire le mettre sur le même plan avec la ferme volonté de le rejeter et de le décrédibiliser. Pour, l’allemand : « Ni aimer, ni haïr, c'est la moitié de la sagesse humaine: ne rien dire et ne rien croire l'Autre moitié. Mais avec quel plaisir on tourne le dos à un monde qui exige une pareille sagesse. »
Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, on peut lire, au début du chapitre consacré à la métaphysique de l’amour : « Aucun thème ne peut égaler celui-là en intérêt, parce qu’il concerne le bonheur et le malheur de l’espèce, et par suite se rapporte à tous les autres […] ».
« Au lieu de s’étonner, écrit Schopenhauer, qu’un philosophe aussi fasse sien pour une fois ce thème constant de tous les poètes, on devrait plutôt se montrer surpris de ce qu’un objet qui joue généralement un rôle si remarquable dans la vie humaine n’ait pour ainsi dire jamais été jusqu’ici pris en considération par les philosophes ».
L’importance de ce thème se comprend si l’on part de ceci que, pour Schopenhauer, la volonté constitue le fond des choses. Si le monde est l’objectivation de la volonté, si par lui, elle parvient à la connaissance de ce qu’elle veut, à savoir ce monde lui-même ou, aussi bien, la vie telle qu’elle s’y réalise, on admettra que volonté et vouloir-vivre sont une seule et même chose. « Vouloir c'est essentiellement souffrir, et comme vivre c'est vouloir, toute vie est par essence douleur. » Cette pensée cardinale pousse l’Homme vers le néant. Aimer, procréer c’est en fait transmettre la malédiction de la vie, son cortège de souffrance et de peine. Il faut rendre service à ses enfants en ne les enfantant pas. Il faut rendre service à l’Humanité en la laissant s’éteindre, s’abîmer dans le néant. «Notre état est si malheureux qu'un absolu non-être serait bien préférable. » Puisque la vie c’est un entre deux entre la non-existence et la mort et que cet entre deux est forcément douloureux, il faut éviter cela, il faut arrêter cela. Schopenhauer n’en fait pas mystère : « L'ascète est celui qui, par la suppression du vouloir, va jusqu'à la complète suppression du caractère de l'espèce. »
L’Amour coupable :
Or, l’amour est ce par quoi la vie apparaît ici-bas. De la vie, l’expérience nous enseigne qu’elle est essentiellement souffrance, violence, désespoir. Cette misère des êtres vivants, misère que la lucidité nous contraint à reconnaître, ne répond à aucun but final : originellement, la volonté est aveugle, sans repos, sans satisfaction possible.
Certes, la nature poursuit bien, en chaque espèce, un but, qui n’est autre que la conservation de celle-ci. Mais cette conservation, cette perpétuation, ne répond elle-même à aucune fin : chaque génération refera ce qu’a fait la précédente : elle aura faim, se nourrira, se reproduira. « Ainsi va le monde, résume Martial Guéroult, par la faim et par l’amour ». La seule chose qui règne, c’est le désir inextinguible de vivre à tout prix, l’amour aveugle de l’existence, sans représentation d’une quelconque finalité alors qu’en réalité « La vie est une affaire dont le revenu est loin de couvrir les frais ».
Ainsi, chez Schopenhauer, l’amour se présente d’abord comme cet élan aveugle qui conduit à perpétuer la souffrance en perpétuant l’espèce. L’acte générateur est le foyer du mal. Dans un entretien avec Challemel-Lacour, en 1859, Schopenhauer dit : « L'amour, c’est l’ennemi. Faites-en, si cela vous convient, un luxe et un passe-temps, traitez-le en artiste ; le Génie de l’espèce est un industriel qui ne veut que produire. Il n’a qu’une pensée, pensée positive et sans poésie, c’est la durée du genre humain. ». Céder à l’amour, c’est développer le malheur, vouer une infinité d’autres êtres à la misère. Ceci explique directement le sentiment de honte et de tristesse qui suit, chez l’espèce humaine, l’acte sexuel. Le thème de l’amour chez Schopenhauer est donc à mettre en rapport avec l’horreur devant la vie : il apparaît d’abord comme un objet d’effroi.
Le comportement des animaux et des hommes, qui sont les objectivations supérieures de la Volonté, est entièrement régi par cette souffrance, qui est perçue positivement. Les plaisirs ne sont que des illusions fugaces, des apaisements au creux des désirs et tracas ininterrompus. Ils n’apparaissent qu’en contraste avec un état de souffrance, et ne constituent pas une donnée réelle pour les êtres en mouvement. Le bonheur est un repos de l’esprit. Parce que tous les êtres souffrent, la souffrance est la vérité du monde, et la vérité de la condition humaine.
La passion amoureuse et l'inclination sexuelle :
La passion amoureuse et l’instinct sexuel, pour Schopenhauer, sont une seule et même chose. Ce sont les deux faces d’une même pièce avec laquelle l’homme joue depuis la nuit des temps une partie qu’il perd à coup sur puisque « La vie d'un homme n'est qu'une lutte pour l'existence avec la certitude d'être vaincu. »
À ceux qui sont dominés par cette passion, écrit-il, « Ma conception de l’amour (…) apparaîtra trop physique, trop matérielle, si métaphysique et transcendante qu’elle soit au fond ».
À l’opposition classique entre l’esprit et le corps, Schopenhauer substitue une opposition entre l’intellect et la volonté. Or il faut reconnaître, dans la sexualité, une expression du primat du vouloir-vivre sur l’intellect, primat qui implique que « les pensées nettement conscientes ne sont que la surface », l’intellect, et que nos pensées les plus profondes nous restent en partie obscures, quoiqu’elles soient, en réalité, plus déterminantes, plus fondamentales. Ces pensées profondes sont constituées par la volonté, et la volonté, comme vouloir-vivre, donc vouloir-se-reproduire, implique, en son essence, la sexualité.
En affirmant ainsi le caractère obscur pour la conscience des pensées liées à la sexualité, Schopenhauer esquisse une théorie d’un moi non-conscient – mais il ne s’agit pas encore d’une théorie de l’inconscient, au sens où l’entendra Freud. C’est à partir de ce fond non-conscient, c’est-à-dire à partir de la sexualité, qu’il faut comprendre l’existence, chez l’être humain, de l’intellect : « du point externe et physiologique, les parties génitales sont la racine, la tête le sommet ».
L’instinct sexuel est l’instinct fondamental, « l’appétit des appétits » : par lui, c’est l’espèce qui s’affirme par l’intermédiaire de l’individu, « il est le désir qui constitue l’être même de l’homme ». « L’instinct sexuel, écrit-il encore, est cause de la guerre et but de la paix : il est le fondement d’action sérieuse, objet de plaisanterie, source inépuisable de mot d’esprit, clé de toutes les allusions, explication de tout signe muet, de toute proposition non formulée, de tout regard furtif […] ; c’est que l’affaire principale de tous les hommes se traite en secret et s’enveloppe ostensiblement de la plus grande ignorance possible ». « L’homme est un instinct sexuel qui a pris corps ». C’est donc à partir de lui qu’il faut comprendre toute passion amoureuse. Tout amour cache, sous ses manifestations, des plus vulgaires aux plus sublimes, le même vouloir vivre, le même génie de l’espèce.
Pourtant, dira-t-on, n’y a-t-il pas, entre l’instinct sexuel et le sentiment amoureux, une différence essentielle, puisque le premier est susceptible d’être assouvi avec n’importe quel individu, tandis que le second se porte vers un individu en particulier ? Pour le philosophe le sentiment amoureux est un mirage, une vue de l’esprit ou pire un leurre. Il ravale le sentiment esthétique au rang de subterfuge grossier en déclarant que « la prétendue beauté des femmes est l'hameçon que nous présente la nature pour arriver à ses fins. »
La femme ne trouvera pas chez Schopenhauer la réhabilitation qu’elle aurait put espérer d’un post-chrétien. Si elle n’est pas Eve qui fait chasser Adam du Jardin d’Eden, elle n’en est pas moins conçue comme : « un animal aux cheveux longs et aux idées courtes. » Plus que de la misogynie, il s’agit sans doute plus chez Schopenhauer d’une vision lié à la malédiction de la maternité. Pour que le cycle de la souffrance de l’Homme cesse, l’espèce doit idéalement s’éteindre, or la femme, femelle reproductrice, est celle qui perpétue de génération le cycle de la vie. Et l’homme si intelligent soit-il est faible face à ses appâts, lui cède pour s’adonner à ce plaisir si peu rationnel et finalement, lui donne la seule chose qu’elle cherche la maternité. C’est-elle qui fait de animal métaphysique qu’est l’Homme qui seul s’interroge sur le sens de son existence, un cloporte, un insecte pareil à tous les autres, se reproduisant sans comprendre que s’élever c’est cesser d’obliger chaque génération à succéder en vain à une autre. L’Homme est alors comme « l'insecte qui meurt en automne est en soi, et d'après son essence, le même que celui qui éclôt au printemps. »
Quant à l’amour, ce n’est là encore qu’une drogue de l’esprit, qui s’il créait une addiction pour un être particulier voire unique n’en est que plus redoutable. La perdition chrétienne qui fustige le désir physique n’est rien face à la perdition absolue de l’amour pour l’autre. Il fait même de l’individualisation du choix amoureux le problème central de la psychologie amoureuse. Le choix des amants est la caractéristique essentielle de l’amour humain. Cela ne signifie pas, pour autant, qu'on ne peut pas expliquer ce choix par le génie de l’espèce. La préférence individuelle, et même la force de la passion, doivent se comprendre à partir de l’intérêt de l’espèce pour la composition de la génération future. « Toute inclination amoureuse (…) n’est (…) qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé (…), plus individualisé ». « Que tel enfant déterminé soit procrée, voilà le but véritable, quoique ignoré des intéressés, de tout roman d’amour ». C’est dans l’acte générateur que se manifeste le plus directement, c’est-à-dire sans intervention de la connaissance, le vouloir-vivre.
L’Amour ainsi conçu est la fin de la liberté, l’aliénation la plus totale et d’une certaine façon bien pis que néant lui-même. Dans Parerga et Paralipomena ou les « Aphorismes sur la sagesse dans la vie », il nous livre même le fond de sa pensée sans fard : « On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on n'est libre qu'en étant seul ».
L’Amour manifestation de la domination ultime
L'individuation, notamment parce qu'elle comprend un processus de subordination, fonde une compréhension du monde dans lequel la volonté se nourrit d'elle-même. Il est important pour aborder la philosophie de Schopenhauer de bien distinguer le terme Volonté, qui désigne le concept central de sa philosophie, de la volonté dont nous pouvons parler tous les jours pour les actions à entreprendre. Le champ de la Volonté schopenhauerienne ne se limite pas au vivant, mais englobe tous les changements qui peuvent avoir lieu dans l'univers. La Volonté se trouve en effet confrontée à elle-même par l'intermédiaire des unités individuelles, tout en étant toujours une. Cette confrontation permanente est le monde dans lequel nous vivons. Nous autres humains sommes en effet en perpétuelle lutte les uns les autres, et en perpétuelle lutte contre ce qui exprime la Volonté par une branche autre que la nôtre. C'est cette lutte pour la vie qui engendre la souffrance qui ne cesse que momentanément, pour laisser la place à l'ennui.
La relation amoureuse, l’instinct sexuel qui en est à la fois l’outil et le commanditaire est le lieu d’exercice absolu, de ce choc des volontés. Il ne s’agit pas d’une guerre des sexes, mais plutôt de la malédiction de l’homme qui est ramener dans le sensible par la femme, ramener dans la vie par la volonté de cette dernière de donner la vie alors même que l’homme sait lui que la Mort seule triomphe. La femme être de vie, l’homme être métaphysique voué à la mort entre eux… le néant et le sexe pour tromper l’ennui. « La vie de l'homme oscille, comme un pendule, entre la douleur et l'ennui » prétend Schopenhauer. La femme en lui faisant croire que l’on peut tromper l’ennui le conduit à se tromper lui-même. La femme en lui faisant croire que de son ventre renaîtra la vie et viendra le plaisir ne fait que le tromper sur l’inéluctabilité de la Mort.
Selon Schopenhauer, le vrai triomphe de la volonté et de l’intellect sur le côté féminin qu’est l’instinct de reproduction passe par la destruction du mythe de l’Amour. La destruction de ce trompe-l’œil permet de remettre la sexualité à sa « vraie » place, un passe temps qui vous consume et vous leurre. Intégrer cela c’est se réaliser dans la plénitude de son humanité, c’est être capable d’y renoncer c’est être un être métaphysique, au sens littéral c'est-à-dire au-delà et par delà le physique. Ainsi l’homme domine sa matière, alors que la femme en est biologiquement et ataviquement esclave. La misogynie, n’est pas à la base de la pensée de Schopenhauer, elle en est la conséquence logique, elle réalise le paradigme absolu, le matérialisme (« Si la loi du matérialisme était la vraie loi, tout serait éclairci. Le pourquoi du phénomène serait ramené au comment. ») cède devant la métaphysique et l’Homme triomphe par le renoncement et dans le renoncement.

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